Voilà, c'est fini. J'éteins l'ordi, je le range dans sa housse. Il est 23 heures, je viens de boucler « mon » dernier journal. Point final d'une carrière débutée il y a 39 ans au Courrier Picard, jamais quitté depuis.
Dans les locaux, nous ne sommes plus que deux. Ma compagne, Carole, est restée pour vivre avec moi ce dernier jour, ce dernier soir. J'avais envie de le vivre comme ça. Je range mes affaires dans mon casier, je viendrai les rendre plus tard.
Là, normalement, pour parler comme dans les romans de gare, je devrais être submergé par l'émotion. Sauf que ce n'est pas le cas. Je n'éprouve rien de particulier, j'en serais presque déçu. Finalement, les émotions prévisibles, ça ne fonctionne que si on y met du tralala, travelling arrière et musique d'ambiance.
Ce n'est pas faute d'y avoir pensé, d'en avoir parlé. Entre le moment où l'on réfléchit à la date à laquelle on partira en retraite et le jour J, on a le temps de se faire des nœuds au cerveau. De se poser plein de questions. Parce que c'est difficile à appréhender ; le fait que cette activité qui a rythmé votre vie pendant quarante ans va cesser. Ça ne fait pas peur, ça attise la curiosité. Comment ça se passe lorsque l'on ne va plus travailler ? Qu'est-ce que l'on fait de tout ce temps que l'on nous offre ?
Je n'ai pas encore intégré tout ce que signifie cet instant.
Les réponses à ces questions, je ne les ai évidemment pas encore lors de ce fameux dernier soir. Et si c'est le calme plat sous mon petit crâne, c'est juste qu'à ce moment là, je n'ai pas encore intégré tout ce que signifie cet instant. Je suis toujours dans le rythme de ma journée de travail, à me soucier de n'avoir rien oublié, d'avoir bien fait le job. Cette dernière soirée a été intense, nous sommes au début de la crise du Coronavirus en France avec la découverte d'un foyer d'infection dans l'Oise. Il a fallu bousculer l'ordre habituel de nos pages, accueillir tardivement de « l'actu chaude », comme on dit dans notre jargon, être réactif. Le sujet n'est pas gai, c'est le moins que l'on puisse dire - même si à cette période-là, on ne se rendait pas encore compte de tout ce que ça allait impliquer - mais c'est le rythme de travail que j'aime. Du coup, pas eu le temps de gamberger.
Sur le chemin du retour, cela fait partie de nos discussions avec Carole. Je réfléchis à voix haute, je philosophe. Je me dis que le monde est bien fait puisque la retraite arrive à un moment où je ne me reconnais plus trop dans le journalisme tel qu'on le pratique. Ce n'est pas la technique qui pose problème. Des évolutions, il y en a eu tout au long d'une carrière débutée au temps de la machine à écrire, de la maquette dessinée au crayon, des cicéros (un truc pour connaisseurs), de la photo en argentique et des articles dictés aux sténos de presse. Ce qui m'a permis de voir arriver le Minitel, les premiers ordinateurs (avec des disquettes souples), internet, les téléphones portables, les réseaux sociaux, etc. Toutes ces nouveautés, et ce qu'elles nous permettaient de faire, m'ont toujours passionné. Alors, non, ce ne sont pas les outils qui me posent question. C'est l'utilisation que l'on en fait.
"Écrire pour Google avant d'écrire pour les lecteurs"
La course aux « clics » où l'on confond parfois (souvent) vitesse et précipitation, et qui conduit à faire la part de plus en plus belle au sensationnel, au racoleur. Pour satisfaire ces internautes qui commentent sur les réseaux sociaux des articles qu'ils ne lisent pas. On ne se donne plus assez les moyens de les surprendre, de leur apprendre. Il faut juste leur servir ce qu'ils attendent ou ce que l'on suppose qu'ils attendent. Écrire pour Google avant d'écrire pour les lecteurs. Changer les titres parce qu'ils déplaisent à la twittosphère, ce nouvel ordre moral des communicants bien-pensants.
Une fois que j'ai dit cela, et pour poursuivre sur le thème de « Le monde est bien fait », je subodore que les journalistes qui étaient en fin de carrière lorsque j'ai débuté la mienne ont sûrement eu ce même sentiment. Pour d'autres raisons liées à l'époque. Et qu'il en sera de même dans quelques années pour ceux qui foncent à grands pas vers le data-journalisme, expression monstrueuse formée de deux mots pour moi antinomiques.
Je pense à tout cela et c'est peut-être pour ça qu'au moment de refermer ce long chapitre de ma vie, l'émotion est aux abonnés absents. Même si, ne crachons pas dans la soupe, j'ai aimé mon métier, du début à la fin.
Et me voilà face à un nouveau défi, passionnant. Exister par moi-même et non plus à travers ma fonction. Ne plus être le journaliste, mais juste moi. Ce qui va permettre de vite faire le tri entre les personnes qui entretenaient une relation d'intérêt et celles qui m'appréciaient vraiment. J'ai la faiblesse de croire qu'il y en a.
Et puis, être payé à ne rien faire me va très bien. Coluche avait raison : « On dit que les gens veulent du boulot, mais de l'argent leur suffirait amplement ». Pour moi, plus besoin de « gagner ma vie », c'est fait. Le seul problème, maintenant que je l'ai gagnée, le risque... c'est de la perdre.
Ça casse l'ambiance, non ?
Joli texte pour un moment fort que j'ai eu la chance de vivre aussi, il y aura bientôt 2 ans dans 1 mois. Et les même impressions ressenties. Celle d'une absence de sensation vraiment forte, mais pourtant la conscience de vivre un vrai tournant de vie. Celle d'avoir accompli ma tâche avec sérieux jusqu'au dernier jour. Mais aussi celle d'avoir peut-être quitté le "navire" à un moment où sa philosophie n'était plus celle des débuts, celle-là même qui m'avait motivé pour embrasser cette carrière. Le monde, même celui du travail, serait-il donc si bien fait, comme tu le suggères ? Bonne "retraite", Christophe, car si je sais que tu sauras en faire bon usage... ;-)