Pas de chance. Alors que je détestais cela, immanquablement ça me tombait dessus. Le fait divers. Le tragique, le glauque, le « gros » fait divers.
Comme beaucoup d'autres journalistes de cette rédaction, j'ai débuté ma carrière au « Courrier Picard » comme « tournant ». Celui qui allait remplacer les confrères des rédactions détachées, souvent seuls en poste, lorsqu'ils partaient en vacances. Et comme un fait exprès, c'est toujours dans ces moments-là, dans ces locales plutôt tranquilles d'habitude, que survenait un événement tragique.
J'ai tout de suite été plongé dans le bain lors d'un de mes tout premiers remplacements. Ce matin-là, un coup de téléphone m'apprenait que le jeune couple victime d'un attentat terroriste au Liban, celui dont toutes les radios parlaient depuis la veille au soir, était originaire d'un petit village proche de Montdidier. « Mon » secteur donc...
Premier réflexe, comme on me l'avait appris à l'école de journalisme, je préviens ma hiérarchie rédactionnelle. Et là, l'ordre (en tout cas, moi qui n'avait pas encore mon CDI en poche, je l'ai pris comme tel) tombe : il nous faut leur photo.
Alors, comment vous dire... À l'époque, point de Facebook ou d'Instagram pour aller piocher sur le net la photo en question. Non, le seul moyen d'en trouver une, c'était d'aller la chercher dans les familles.
Me voilà donc parti, pas très fier c'est le moins que l'on puisse dire, dans le village où habitaient les familles des deux jeunes victimes. Quand je suis arrivé, les gendarmes quittaient tout juste l'habitation des parents du jeune homme. Ils venaient de leur annoncer la terrible nouvelle. Autant dire que lorsque j'ai sonné chez eux, je me suis dit que s'ils me renvoyaient à coups de pompe dans le train, je n'aurais que ce que je méritais. Mais contrairement à ce que je craignais, ces pauvres gens, KO debout, m'ont ouvert leur porte et leurs albums photos. Ils étaient prêts à me confier de grandes photos du mariage de leur fils, mais j'ai préféré en prendre une petite où l'on voyait les deux jeunes gens assis sur un banc. Comme pour me préserver de la désagréable impression de violer leur intimité, d'utiliser le drame.
J'allais découvrir, en ce début de carrière, que d'autres n'avaient pas les mêmes états d'âme.
Je venais déjà de vendre mon âme au diable en allant chercher ce cliché
Au siège du journal où je se suis revenu avec ma précieuse photo, des confrères m'ont conseillé de démarcher les journaux nationaux pour la vendre. M'assurant que pour une affaire comme celle-là je pouvais en tirer un bon prix. Mais comme je venais déjà de vendre mon âme au diable en allant chercher ce cliché, je n'avais pas envie d'exploiter une deuxième fois le drame que vivaient ces gens. Toutefois, pour m'assurer que personne ne le ferait à ma place, j'ai suivi ma photo dans tout le processus technique pour aller la récupérer à la photogravure, une fois le bromure (que l'on appelait aussi PMT) réalisé. Ce qui n'a pas empêché quelques jours plus tard sa parution à la Une de l'hebdomadaire VSD. Seule explication technique possible, quelqu'un (vraisemblablement un journaliste, pour avoir des contacts dans les rédactions) avait décollé ce « PMT » de la table de montage, une fois la page « flashée », afin d'aller le vendre.
Les vampires sont partout et j'allais pouvoir le vérifier avec un autre faits divers tragique. Toujours dans le même secteur, un homme, après avoir acheté un fusil le matin même, venait de tuer son enfant et sa femme avant de se suicider dans la cour de sa ferme. À la porte de laquelle, j'ai eu le temps de faire la photo du drap blanc qui, au milieu de cette cour, recouvrait son cadavre.
Ce drame m'a valu le lendemain la visite d'un type (je n'ose pas dire « journaliste ») de « Détective », hebdo spécialisé dans le faits divers glauque. Venu tirer quelques informations, il a tout de suite estimé, avec beaucoup de délicatesse, « que c'était une histoire de cul ». Et m'a demandé de lui vendre une de mes photos. Pour me débarrasser de l'importun, je lui ai répondu que tous mes négatifs étaient partis au siège du journal. Ce qui n'était qu'en partie vrai, mais hop, débarrassé du vautour ! Crédule que j'étais.
Le gars est passé au siège du journal, a baratiné mes collègues en leur disant qu'il avait vu avec moi et est reparti avec des tirages de mes photos. Gratis, sa note de frais sera tout bénef'. À l'époque, rappelons-le, point de téléphone portable non plus et il n'était donc pas évident de me joindre pour vérifier la véracité des assertions du bonhomme. Qui devait aussi être bon acteur.
« Moi, faire le vautour ? Jamais ! »
Face à ce monde sans foi ni loi, pour faire bon ménage avec sa conscience, on a vite fait de s'auto-proclamer chevalier blanc : « Moi, faire le vautour ? Jamais ! » Jusqu'au jour où....
Même secteur, quelques années plus tard. Un soir, un couple de personnes âgées reçoit, alors qu'ils étaient couchés, la visite de cambrioleurs. Pas de chance pour les malfrats, le papy avait un fusil de chasse à portée de main et a tiré sur celui qui a eu la mauvaise idée d'entrer le premier dans la chambre. Les voleurs n'ont pas demandé leur reste et ont dégagé vite fait en emmenant leur complice, mal en point. Tellement mal en point qu'on le retrouvera mort le lendemain matin sur un trottoir à Amiens.
Ce lendemain où, en compagnie d'un photographe, je me retrouve à sonner à la porte de la maison en question pour recueillir le témoignage de la dame. Son mari, lui, est alors entendu par les gendarmes.
Encore sous le choc - on le serait à moins - du drame de la nuit précédente, la mamie commence à me répondre, recroquevillée derrière sa fenêtre, le volet à peine entrouvert. Je déploie alors des trésors de diplomatie, de baratin et mon sourire de gendre idéal pour la convaincre de me raconter son histoire, mais surtout de sortir devant sa maison pour que mon confrère puisse faire la photo, celle qui finira en « Une » du lendemain. Ce qui fut fait.
Mais en rentrant au journal, j'ai eu comme une sale impression. Je me suis rendu compte que face à cette vieille dame, à aucun moment, je n'avais fait preuve de compassion, montré la moindre marque d'empathie sauf celle, complètement feinte, destinée à la faire sortir de chez elle. Je voulais juste que l'on réussisse à faire LA photo, j'en avais oublié d'être juste un peu humain. Et là, je me suis dit : « Christophe (oui, je m'autorise à m'appeler par mon prénom quand j'ai une discussion sérieuse avec moi-même), tu es en train de basculer du côté obscur ».
Pour éviter cela, deux solutions s'offraient à moi : devenir Jedi ou changer de voie. Comme je n'ai jamais réussi à mettre la main sur ce foutu sabre laser, j'ai choisi la seconde. Je suis passé au service des Sports.
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