Peut-être que c'est moi qui n'ai pas su poser les bonnes questions. Ou que c'est lui qui n'avait finalement pas grand chose à raconter. Mais je sens que mon sujet est en train de faire pschitt...
Je pensais pourtant, en prenant rendez-vous, que notre rencontre pouvait accoucher d'une belle histoire. Le monsieur venait de partir à la retraite après avoir été pendant plusieurs décennies projectionniste dans un cinéma de la ville. Je m'étais dit que son parcours avait sûrement été jalonné d'anecdotes plus ou moins drôles : des pellicules qui cassent, des inversions de bobines, etc. Qu'il pouvait avoir un regard intéressant sur l'évolution de son métier, des techniques, des films. Mais après trente minutes d'entretien convenu, force est de constater que rien de bien passionnant ne ressort de nos échanges. Je m'apprête à le quitter, déçu mais poli, quand il me propose un café. Une petite tasse de café, ça ne se refuse pas. On s'assoit dans sa cuisine, je pose mon bloc-notes et on commence à discuter de choses et d'autres.
Et de fil en aiguille, sans même s'en rendre compte, le voilà parti à me raconter – enfin – les petites histoires de sa longue carrière. Je m'abstiens de toucher à mon stylo et à mon calepin, sentant que ce geste pourrait briser cette nouvelle atmosphère de dialogue. Et parce que je n'ai pas l'impression de lui extorquer des confidences, mais de lui permettre d'évoquer des souvenirs qu'il a envie de partager, je consignerai tout cela très vite sur mon carnet une fois revenu dans la voiture, afin de le restituer dans mon article.
Cette histoire somme toute banale, je m'en suis servi plusieurs fois au moment de donner des conseils aux jeunes journalistes ou futurs journalistes qui venaient effectuer des remplacements – généralement l'été – au sein du Courrier Picard. J'ai mis longtemps d'ailleurs avant de m'autoriser à jouer ce rôle de « conseiller ». Le temps de me sentir suffisamment légitime. Ou suffisamment vieux, c'est selon.
Poussée jusqu'à l'absurde, cette démarche amenait certains à commencer à écrire leur sujet avant même d'avoir mis le nez dehors
Je leur racontais cette histoire pour leur rappeler l'importance du reportage sur le terrain, du rendez-vous physique. En leur lâchant, avant qu'ils ne partent en reportage, « Laissez-vous surprendre ». Parce qu'il y a aujourd'hui, chez beaucoup de jeunes journalistes, l'envie de tout savoir sur le sujet qu'ils vont traiter avant même de rencontrer leurs interlocuteurs ou d'aller « couvrir », comme on dit dans notre jargon, un événement. Google est devenu leur meilleur ami. Ça se défend. Un besoin de se rassurer peut-être, une conception de la conscience professionnelle, le désir de bien maîtriser son sujet. Mais ça a aussi des inconvénients. Poussée jusqu'à l'absurde, cette démarche amenait certains à commencer à écrire leur sujet avant même d'avoir mis le nez dehors ou d'avoir décroché leur téléphone. À la limite, s'ils avaient pu s'abstenir de rencontrer des gens, des vrais gens, ça les aurait arrangés.
Notez bien que lorsque l'on voit comment fonctionnent certains médias aujourd'hui, qui demandent à leurs journalistes de produire du contenu en collant des bouts d'informations glanées çà et là sur la toile, on se dit qu'ils sont finalement dans l'air du temps. Mais ceci est un autre débat.
Le souci de cet appétit d'informations préalables, c'est qu'il risque de les « formater », de les faire partir avec une idée préconçue de leur sujet. Et donc de ne pas vraiment écouter leurs interlocuteurs ou, plus pervers, de ne retenir de leurs propos que ce qui leur permet d'abonder dans le sens qu'ils ont choisi avec leur ami Google. Cette dernière dérive n'est certes pas nouvelle, mais elle s'est amplifiée avec la surabondance d'informations qui est désormais notre lot quotidien. Je ne vais pas vous faire une thèse là-dessus, mais les algorithmes de Facebook vous expliqueront ça beaucoup mieux que moi.
Alors laissez-vous surprendre, n'ayez pas peur d'arriver comme une feuille blanche, vierge de toute information. Posez vos questions et écouter les réponses.
Qu'est ce qu'ils viennent encore nous emmerder ces cons de journalistes ?
Et n'oubliez pas que rien ne vaut la bonne vieille rencontre « en vrai ». Qui vous permet d'ailleurs parfois de sortir gagnant d'une rencontre mal engagée. Ça été le cas, le jour où avec un confrère photographe, je débarque dans un village qui, la veille, avait été victime d'une coulée de boues. Elle avait occasionné de sérieux dégâts dans plusieurs habitations. On décide de passer voir le maire de la commune que l'on trouve dans la cour de sa ferme. Un agriculteur « taiseux » comme il se doit et visiblement pas franchement enchanté de nous voir arriver, d'autant qu'il avait d'autres chats ià fouetter. Qu'est ce qu'ils viennent encore nous emmerder ces cons de journalistes ? Il ne l'a pas dit, mais ça se voyait sur sa tête qu'il le pensait très fort.
C'est son épouse qui a détendu l'atmosphère en nous invitant à rentrer dans la maison, ce qui n'a pas fait sauter de joie son mari. D'autant qu'elle lui a demandé de nous offrir l'apéritif. « Whisky » ? Bon, normalement c'est un peu tôt pour moi, mais on ne va pas faire le difficile. « Whisky ». Et là, il sort du placard, une bouteille quasiment vide. Même en étant très raisonnable, il n'y en avait pas pour trois. Il nous demande d'attendre, part dans la pièce d'à côté et revient avec une bouteille pleine. Et là, sans le calculer - ou en le calculant quand même un peu, je me méfie toujours du gars qui raconte l'histoire – je lui sors : « Quand i no pu, i no coer ». Expression picarde que l'on traduira simplement par « Quand il n'y en a plus, il y en a encore », et que l'on emploie quand on retrouve, planqué (muché en picard) quelque part, des restes d'un produit (alcool, nourriture, etc.) que l'on pensait épuisé. Et là, après mon « Quand i no pu, i no coer », notre hôte s'arrête net, son visage s'éclaire, on découvre enfin son sourire et il me demande « Vous êtes Picard ? ». Alors là, poussez-vous, je lui sors mon pedigree, du bon Picard légèrement mâtiné de flamand, mon nom ne pouvant laisser de doute là-dessus. Mais les deux pieds dans le Santerre, le cœur à Amiens et les yeux rivés vers la baie de Somme, lieu magique s'il en est. C'est pas pour dire, mais difficile de faire mieux comme régional de l'étape.
Après cela, la qualité de nos échanges s'est considérablement améliorée, notre reportage a pris une toute autre tournure et monsieur le maire nous a servi de guide dans la commune pour aller à la rencontre des sinistrés.
Ensuite, on est repassé chez lui, prendre un deuxième whisky.
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