« T'es moche, t'es vieille, tu sens souvent la bière et la frite. Je vais te quitter. Pour une plus jeune, une plus grande, une plus belle ».
Rassurez-vous, je n'essaye pas de me faire passer pour plus mufle que je ne le suis. Si ces paroles, ou plutôt ces écrits, sont bien de moi, ils étaient destinés à...une patinoire. Ils ont été publiés dans le Courrier Picard du 12 avril 1995. C'est le début d'un billet, comme l'on dit dans notre jargon journalistique, paru dans une double page (réalisée en compagnie de mon confrère Lionel Herbet) qui retraçait les grandes heures de la petite patinoire Coubertin qui, à Amiens, allait faire place au Coliseum, patinoire d'environ 3000 places dotée d'une grande glace (60mx30m au lieu de 56x26 pour les spécialistes). On y avait compilé les témoignages d'acteurs importants de l'histoire de cet équipement sportif : joueurs de hockey, dirigeants, entraîneurs...
Et je m'étais donc adressé, dans mon billet, à cette patinoire où moi aussi j'avais vécu de grands moments en tant que journaliste.
Ça va peut-être vous paraître un peu paradoxal de la part d'un type qui au cours de son existence a déménagé en moyenne tous les trois ans, mais j'attache beaucoup d'importance à l'histoire des lieux. À ce que les murs ont à nous raconter. À l'âme qu'on leur prête.
J'ai ainsi en mémoire un témoignage qui m'avait particulièrement ému. Celui d'un salarié de l'usine Cosserat à Amiens en 2008. J'errais avec lui au sein des locaux de l'entreprise alors qu'à quelques mètres de là se tenait une réunion qui allait décider de l'arrêt définitif de l'activité de cette manufacture spécialisée dans le velours. Et là, dans des ateliers déjà quasi vides, et alors qu'il allait perdre son boulot, la main posée contre un mur, il me vantait, ému, la solidité et la beauté de cette construction en briques, typique de l'architecture industrielle du XIXe dans la région. Et là, derrière son geste et ses paroles, j'ai vu défiler des morceaux d'histoire de cette manufacture emblématique d'Amiens.
Dix ans plus tard, j'allais à mon tour vivre une émotion assez similaire, même si moins dramatique puisque je n'y ai pas perdu mon boulot. En mai 2018, le Courrier picard, « mon » journal, abandonnait les locaux de son siège amiénois pour d'impersonnels bureaux dans un immeuble quelconque qui le fit ressembler davantage à un centre d'appels et beaucoup moins à un journal. Je raconte souvent, parce que c'est la stricte vérité, que cela m'a fait beaucoup plus d'effet de quitter ces murs, eux aussi historiques, que de partir en retraite.
"Parce qu'en fait de trois semaines, j'allais passer 39 ans au sein de ce journal"
La première fois que je suis rentré dans cet immeuble, j'ai eu bien du mal à en sortir. Entre ces demi-étages, ces couloirs biscornus, impossible de retrouver la sortie de ces fichus locaux du Courrier picard. Je venais d'être reçu par son rédacteur en chef qui m'avait signifié que j'allais effectuer un remplacement de trois semaines à la locale de Montdidier. J'ignorais évidemment alors que j'allais avoir largement le temps de découvrir tous les recoins de ces locaux. Parce qu'en fait de trois semaines, j'allais passer 39 ans au sein de ce journal, la majeure partie au siège. Ce qui fait que, compte tenu de mes nombreux déménagements personnels, c'est sûrement l'un des endroits où j'aurais passé le plus de temps dans ma vie.
Et si ça m'a tant bousculé de quitter ces lieux, ce n'est pas seulement parce que j'ai entassé là une foule de souvenirs, heureux ou moins heureux. C'est aussi et surtout parce que ce bâtiment était chargé d'histoire. Anciens locaux du Progrès de la Somme, il a connu, en 1944, la naissance du Courrier picard et sa coopérative ouvrière. C'est là que sont nées des « Une » marquantes : les premiers pas d'un homme sur la lune, la mort de de Gaulle, la coupe du monde 98, etc. C'est là qu'ont tourné les rotatives, c'est là que le Courrier a vécu toutes les grandes mutations technologiques : l'abandon du plomb, l'arrivée du minitel, des ordinateurs, de la photo numérique, internet... Bref, c'est là que bâtait le cœur du journal. Et un journal sans cœur...
Pour autant, il s'y fait encore de belles choses. J'ai ainsi lu dernièrement une série en trois épisodes réalisée par une ancienne consœur, Jeanne Demilly, sur les derniers jours de l'hôpital nord d'Amiens (tous les services de cet établissement ont été au fil des ans transférés au sud de la ville). C'était passionnant et fort bien écrit. Et l'originalité de sa démarche, c'est que c'est l'hôpital qui racontait son histoire, dans ces papiers rédigés à la première personne. Après tout si les murs ont des oreilles, ils peuvent aussi être dotés de la parole.
"Je croyais que ce serait facile, que je partirais le cœur léger et me voilà pris de nostalgie"
C'est en lisant cette série que je me suis souvenu de mon billet sur la vieille patinoire. Je me suis plongé dans mes cartons et suis retombé sur cette double page. Et s'il y a beaucoup de mes anciens « papiers » que je lis avec peine parce que je ne les trouve pas très bons, celui-là je ne le renie pas. Et comme je vous ai mis en appétit en vous en dévoilant ses trois premières phrases, je ne résiste pas au plaisir de vous le livrer dans son intégralité, même si quelques passages ne parleront qu'aux vieux connaisseurs de l'histoire du hockey sur glace amiénois.
« T'es moche, t'es vieille, tu sens souvent la bière et la frite. Je vais te quitter. Pour une plus jeune, une plus grande, une plus belle. Je ne cherche pas d'excuses mais ne crois pas que ce départ me laisse de glace. Je croyais que ce serait facile, que je partirais le cœur léger et me voilà pris de nostalgie.
Le fait que tous les ans, dès que l'été commençait à décliner, je sois pris d'une évidente et incontrôlable envie de te revoir après une longue période de vacances aurait dû me mettre la puce à l'oreille. J'ai trop de bons souvenirs chez toi.
Te rappelles-tu (bien sûr que tu t'en rappelles, suis-je bête) le jour où l'on s'entassait pour voir Amiens devenir champion de France N1B devant Briançon ?
Te souviens-tu de la chute de Megève et du Suédois Thomas Moorehed qui faisait le tour de la cage plus vite que son ombre ?
Te souviens-tu du casque de ton célèbre numéro dix, Dave Henderson ?
Te souviens-tu de cette historique demi-finale contre Rouen et de ses mémorables tirs au but ?
As-tu gardé les images du but sensationnel d'Antoine Mindjimba ?
Te rappelles-tu que l'on t'appelait l'enfer du Nord ? On t'appelait parce que, ma vieille, t'en a pris un coup. Si tu n'as jamais été du Nord mais bien picarde, tu n'as plus rien à voir non plus avec l'enfer. La passion s'est émoussée.
Alors, aussi douloureuse que soit cette séparation, il faut aller voir ta voisine, la plus grande, la plus belle, la plus jeune, pour ranimer la flamme.
Je vais te quitter. Samedi dernier, j'ai regardé une dernière fois tes gradins vieillots, « ma » place à la tribune de presse ou tout au moins ce qui en faisait office, ta petite glace et tes pylônes de béton après lesquels on a tant pesté.
Je n'ai pas écrasé une petite larme parce que je sais me tenir mais j'ai eu un peu le blues. Parce que quoiqu'il arrive maintenant, tu es définitivement la première. Celle que l'on n'oublie jamais. »
Bravo Christophe. Laisse-moi te partager cette belle déclaration de Philippe Labro dans un récent papier du Figaro : « La nostalgie n’a rien de triste, c’est le souvenir de ce qui fut et ne reviendra pas ».