Ça a dû se voir, mon embarras. Ou mon air con, si vous préférez. J'étais pourtant arrivé là, fier comme Artaban. C'était un de mes premiers reportages pour le Courrier Picard. J'avais pris la 4L blanche et rouge du journal, mon bloc-notes, mon crayon et j'avais le 6x6 Rolleiflex en bandoulière. Le 24x36 n'était pas encore arrivé dans nos agences détachées. C'était pas ce qu'il y avait de plus pratique le 6x6 – on faisait la mise au point avec l'appareil sur le ventre et on voyait nos sujets à l'envers – mais ça pouvait donner de bonnes photos pour peu que l'on réussisse à apprivoiser l'engin.
Ce jour-là, je devais couvrir le banquet annuel d'une association de sourds-muets du Nord de la France. A priori, il y a plus compliqué comme reportage. J'arrive donc dans la grande salle des fêtes d'un bourg de la région. Attention c'est moi que v'là, the journaliste, vous allez voir ce que vous allez voir.
Et je me retrouve face à de grandes tablées de gens qui mangent, qui discutent, qui rigolent. Un banquet, quoi. À ce petit détail près qu'il manque le brouhaha des voix et, évidemment, la musique de fond. Juste le son des couverts sur les assiettes, le tintement de verres et comme une sorte de bruissement. Et là, je suis face à un problème auquel je n'avais pas pensé : comment vais-je leur poser mes questions, moi, à ces gens ? Il y a comme un retournement de situation. Face à ces sourd-muets qui communiquent parfaitement entre eux, et qui se marrent bien, c'est moi qui suis handicapé et incapable d'échanger avec eux. Finalement, l'épouse d'un des membres de l'association, qui elle n'était ni sourde, ni muette, mais maîtrisait le langage des signes,viendra à mon secours et me servira d'interprète.
Des leçons comme celle-ci, j'en ai reçues plusieurs durant ma carrière. Et j'ai souvent été bluffé par la façon dont certaines personnes vivaient leur handicap.
Ça a été le cas lors d'un reportage dans un club de tir à l'arc qui avait en son sein une section pour les aveugles et mal-voyants. Tout en discutant avec le responsable de l'association, j'observais un des tireurs, totalement aveugle, qui installait seul son matériel. Il avait ses propres repères physiques et posait au bon endroit, et sans la moindre hésitation, sa potence et les cibles. Une fois tout cela en place, il s'est installé, a préparé son arc et décoché sa flèche qui a fini dans la cible. J'étais déjà scotché parce que moi cette cible, même avec mes deux yeux opérationnels, j'aurais sûrement eu du mal à l'atteindre. Il m'a expliqué ensuite qu'une fois qu'on lui avait indiqué à quel endroit était arrivée sa flèche, il corrigeait son placement sur la potence. Avant d'ajouter : « C'est très important, le placement. C'est d'ailleurs un peu le défaut des voyants, généralement ils n'y font pas assez attention ». Texto.
Mesdames et messieurs les archers, la prochaine fois, essayez donc de tirer les deux yeux fermés, ça vous fera travailler votre placement.
"Ce sont souvent mes interlocuteurs handicapés qui sont venus à mon secours"
Je n'ai jamais été très à l'aise avec le handicap. Toujours à essayer de trouver la bonne attitude, à faire attention à ce que je pouvais dire. Un peu ridicule en cherchant à avoir l'air naturel, sans réussir à l'être. Là aussi, ça devait se sentir et ce sont souvent mes interlocuteurs handicapés qui sont venus à mon secours. Avec parfois un humour décapant.
Comme lors de ce rendez-vous avec un autre aveugle dans le club house d'un golf. Parce que oui, il jouait au golf et évidemment ça avait titillé ma curiosité. Comment peut-on jouer au golf en étant aveugle ? Excellente question, je vous remercie de l'avoir posée : avec un accompagnateur qui vous décrit le parcours, vous oriente. Après, comme au tir à l'arc et comme dans tous les sports finalement, c'est une histoire de placement. Mais là n'est pas la question.
Quand je suis arrivé dans le club-house il y avait du monde et je n'ai pas repéré l'homme avec qui j'avais rendez-vous . Comme je ne l'avais jamais rencontré, j'ignorais à quoi il pouvait bien ressembler. Pensant qu'il n'était pas encore arrivé, j'ai commandé une boisson, me suis assis à une table et j'ai attendu. Jusqu'à ce qu'un grand monsieur arrive devant ma table et me demande si j'étais bien le journaliste du Courrier Picard. Ben oui, ça tombe bien, c'est effectivement moi et lui c'est bien mon joueur de golf aveugle. Lorsque je suis entré dans le club-house, il était au comptoir et me tournait le dos. C'est pour cela qu'il avait échappé à mon regard. Comme à cause de ce petit temps d'attente, nous nous retrouvions avec quelques minutes de retard par rapport à ce qui était prévu et que je suis un maniaque de la ponctualité, j'ai commencé par lui présenter des excuses pour ce léger contre-temps. « Excusez moi, j'étais là depuis un moment et je ne vous avais pas vu ». Et lui, du tac au tac : « Ne vous inquiétez pas, moi non plus »...
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