Il fallait que ça arrive. Qu’un jour quelqu’un me demande : « Parmi tous les reportages que tu as effectués, lequel t’a le plus marqué ? ». Pas simple, après quarante ans de journalisme de répondre à cette question. D’autant plus que nous avons tous la mémoire sélective.
Parce que ça aurait très bien pu être cet article de février 1984. Alors jeune journaliste, j’avais eu la bonne idée - ou peut-être un chef bien avisé (si, si, ça peut arriver) me l’avait glissé dans l’oreille - d’aller suivre une émission télé d’Alain Decaux, « L’histoire en question », consacrée à l’opération Jéricho chez un habitant de la métropole amiénoise, Louis Vandenbergh. Qui, le 18 février 1944, se trouvait à l’intérieur de la prison d’Amiens lorsque celle-ci a été bombardée par les Britanniques. Opération qui près de 80 ans plus tard suscite toujours bien des interrogations, mais je ne suis pas là pour vous faire un cours d’histoire. Louis Vandenbergh avait été enfermé là-bas par les Allemands comme « terroriste » pour avoir fait circuler des tracts.
Franchement, suivre l’émission en sa compagnie, l’entendre raconter ensuite comment il avait vécu tout cela « de l’intérieur », comment ses trois compagnons de cellule, moins prompts que lui à se glisser dehors, y avaient laissé leur peau, ça avait tout du « bon sujet », forcément émouvant et sur un thème qui, en plus, me passionne. Pourtant, pour être franc, je ne m’en souvenais absolument pas. Ce n’est qu’en feuilletant dernièrement mes archives (les plus vieilles, celles qui ne sont pas partie à la benne avant mon départ en retraite) que je suis retombé dessus, ce qui me permet de vous en parler aujourd’hui. Pourquoi l’ai-je oublié alors que je me souviens d’autres articles écrits à peu près à la même époque et pourtant moins forts que celui-là ? Mystère et boule de gomme.
Du coup, ce n’est pas là que je peux trouver le reportage qui m’a le plus marqué. Évidemment.
A l’origine, en 1975, de l’association de sauvegarde des hortillonnages
Ça aurait aussi pu être cette incroyable plongée dans les bidonvilles de Dakar en compagnie de Jacques Bugnicourt, un Picard, ancien de l’ENA dans la même promotion que Jacques Chirac, arrivé au Sénégal en 1961 où il restera jusqu’à sa mort (en 2002), non sans être revenu fréquemment sur ses terres natales du Santerre. Secrétaire exécutif de l’ONG, ENDA-Tiers monde, il m’avait convié à un périple que j’ai déjà raconté en détails dans ce blog. Si ce n’est pas cette expérience que j’ai retenu comme LE reportage qui m’a le plus marqué, il finit toutefois sur le podium. Juste devancé par une rencontre dont je suis sorti réellement bouleversé. Et pas très loin de chez moi celle-ci, à Amiens, chez Nisso Pelossof, en février 2009. Nisso Pelossof était un monsieur très connu dans sa ville, et au delà, pour être à l’origine, en 1975, de l’association de sauvegarde des hortillonnages, née à une époque où un projet surréaliste de création d’une rocade menaçait d’éventrer et détruire ce petit bijou de nature devenu depuis l’un des principaux sites touristiques de la région.
Un site qui doit donc beaucoup à Nisso Pelossof, grand monsieur particulièrement respecté. Mais ce n’est pas pour cet aspect de sa vie que j’avais rendez-vous chez lui en février 2009, dans son magasin de photographe situé dans le quartier Saint-Pierre. Parce que Nisso Pelossof était aussi un rescapé d’Auschwitz. Sa vie et celle de toute sa famille, qui vivait paisiblement sur l’île de Rhodes, bascula un funeste 18 juillet 1944 quand les Allemands qui occupaient l’île regroupèrent tous les juifs pour les déporter quelques jours plus tard. Si j’avais demandé à le rencontrer, c’est qu’il revenait juste d’un voyage, 65 ans après, sur le site d’Auschwitz. C’était la première fois qu’il effectuait ce douloureux périple dans un camp qui avait vu mourir son père, ses frères, sa sœur et ses cousins. Il l’avait fait pour accompagner un groupe de collégiens de la Somme qu’il avait rencontrés pour les aider à préparer le concours national de la résistance et de la déportation. Un échange si riche qu’il avait amené le professeur qui les encadrait à demander à Nisso Pelossof de venir avec eux lors de leur voyage en Pologne pour visiter les camps. Il avait d’abord décliné, avant finalement d’accepter : « Je me suis dis que je devais rompre avec mon passé, m’a-t-il expliqué, et j’ai aussi éprouvé le besoin, face aux gens qui contestent l’existence des fours crématoires, d’aller voir comment on présentait les choses là-bas ».
Au dessus de cette stèle, j’ai récité la seule prière que je connaissais
C’est pour qu’il me raconte ce voyage, et celui des collégiens, que j’avais sollicité cet entretien qu’il avait accepté. Il m’en a fait un récit à la fois emprunt d’émotion mais aussi de bienveillance pour les jeunes élèves qu’il a trouvé « d’une sagesse extraordinaire, attentifs et je pense que l’on atteint le but de ce voyage : le devoir de mémoire pour que cela n’arrive jamais plus. »
Et puis notre conversation s’est poursuivie, la mémoire, justement, s’est exprimée. Et il m’a alors raconté l’horreur. Peut être comme une sorte de thérapie ou pour que, moi aussi, je m’imprègne de cette terrible réalité, que je devienne un maillon de la chaîne du « plus jamais ça ». L’horreur des camps et notamment celle des dernières semaines. Car si les nazis étaient terriblement organisés dans leur industrie de la mort, leur désorganisation au printemps 45, quand la panique s’est emparée d’eux face à l’arrivée imminente des Soviétiques, a créé un véritable chaos dans les camps où les déportés se sont retrouvés condamnés à la famine. Nisso Pelossof m’a raconté tout cela, de terribles histoires dont je vous fais grâce aujourd’hui. Toujours est-il que, quand je suis sorti de chez lui, en remontant dans ma voiture, je pleurais. Réellement, je pleurais. Et c’est bien la seule fois qu’un reportage me mettait dans cet état.
Souvent par la suite, j’ai aussi raconté cet étrange moment que m’avait relaté Nisso Pelossof, qui devait décéder deux ans plus tard. Parce que j’y vois la parfaite illustration - mais en est-il vraiment besoin ? - de la terrible absurdité de ce génocide (et de tous les génocides). Lorsqu’il est revenu à Auschwitz avec les collégiens, Nisso Pelosoff qui avait été déporté là parce que juif, est allé se recueillir face à la plaque commémorative écrite en grec. « Je n’ai jamais été pratiquant de ma religion, m’a t-il expliqué, alors au dessus de cette stèle, j’ai récité la seule prière que je connaissais, parce que mon épouse était catholique et qu’à force de faire des mariages en photo, je la connais par cœur. J’ai récité le Notre Père ».
Comments