Il ne ressemblait pas vraiment à l'image que je m'étais faite de lui. Pas du tout pour être franc. Mes parents m'avaient dit : « Si tu vas à Dakar, contacte Jacques Bugnicourt, c'est un homme important là-bas ». Et justement j'y étais.
Je venais d'assister à l'arrivée du Paris-Dakar 2002 sur les bords du lac Rose et je l'attendais dans le hall de l'hôtel. Le peu que je savais de lui, c'est que c'était un gars de chez nous, un Picard du Santerre, qu'il avait fait l'ENA dans la même promotion que Jacques Chirac et qu'il avait été directeur de l'aménagement du Sénégal. Bref, un CV qui en impose. Je m'attendais donc à rencontrer un type genre premier de la classe, costard, cravate. Un énarque, quoi.
Et je vois arriver un monsieur à l'air bonhomme, chaussettes dans les sandalettes et pans de chemise en vadrouille. Quant au véhicule dans lequel il me fait monter, ce n'est pas une limousine noire, mais une guimbarde très couleur locale qui devait bien afficher 300 000 km au compteur.
Après quelques échanges d'usage, il me demande si ça ne me gène pas de l'accompagner avant le dîner, pour une visite qui lui restait à faire. Bien sûr que j'étais d'accord, même si je me demandais si j'avais la tenue adéquate pour une rencontre dans les locaux d'un quelconque ministère ou d'une ambassade. La suite allait me prouver que je n'avais pas d'inquiétude à me faire sur le sujet.
Jacques Bugnicourt gare sa voiture dans une ruelle pas éclairée et il fait nuit noire. Il claque la portière sans la verrouiller, je m'inquiète pour la sécurité de mes bagages. « Ça fait quarante ans que j'habite ici et on ne m'a jamais rien volé » me rassure-t-il, avant de s'engager dans un dédale de cabanes faites de planches et de tôles. Et toujours dans le noir complet. J'ai beau me dire que ce gars sait sûrement ce qu'il fait, je ne suis qu'à moitié rassuré. On finit par rentrer dans une de ces cabanes où vit une famille de quatre personnes : le père, la mère et deux petites filles. L'endroit est propre, bien rangé et les fillettes nous montrent leur cahier d'écriture très soigné. Je ne sais pas vraiment ce que l'on est venu faire ici, mais la surprise est de taille. On est bien loin de l'image que j'avais d'un logement de bidonville.
Après, on est allés manger du homard dans un des meilleurs restaurants de Dakar.
Le lendemain, rebelote, nous voilà partis pour une tournée des bidonvilles. Jacques Bugnicourt était le secrétaire exécutif d'une ONG, ENDA, qu'il avait fondée en 1972. Une immense ONG très pragmatique qui, à Dakar, œuvrait pour permettre, tant que faire se peut, aux 400 000 personnes vivant dans la soixantaine de bidonvilles de « vivre avec dignité », d'y mettre en place un système scolaire, de développer une micro-économie, d'organiser une vraie vie sociale. C'est tout cela que Jacques voulait me faire découvrir. Le soir, cette fois pas de homard mais des morceaux de viande grillée dans la braise à même le sol dans un quartier populaire de Dakar. C'est là que j'ai compris la méthode de Jacques : jouer sur mes émotions, me faire passer du chaud au froid, m'offrir un cours en accéléré sur les réalités de l'Afrique. Forcément efficace surtout en sortant du côté clinquant des vroum-vroum du Paris-Dakar. Rendez-vous compte, il y avait même Johnny Hallyday cette année-là !
Le troisième jour, Jacques m'a emmené à Baraka, autrement dit « la chance », un bidonville où la démarche d'ENDA était la plus aboutie. Un village dans la ville avec une vie collective bien rodée et même une école. Où les enseignants, « des appreneurs », étaient des jeunes de Baraka qui avaient pu poursuivre leurs études jusqu'en secondaire.
En sortant de Baraka, un enfant est venu me mettre dans les mains une automobile miniature, une 2CV faite avec du fil de fer et des ressorts. De l'artisanat de récup' qui lui permettait de gagner quelques pièces. Un peu embêté, je me suis tourné vers Jacques pour lui demander combien je devais donner au gamin sans avoir l'air ni trop pingre, ni complètement décalé par rapport à sa réalité. « Rien, il te l'offre ». A cours de mots, j'ai essayé de dire à cet enfant, avec mes yeux et mon sourire, combien son geste me touchait. C'était peu. Trop peu.
Le lendemain, je suis allé dire au-revoir à Jacques. Il m'a serré dans ses bras. On devait se revoir en France. On n'a jamais pu le faire, il est mort quelques mois plus tard, laissant un grand vide parmi tous les laissés-pour-compte de Dakar. Il a traversé ma vie trop vite. Et pourtant ! Jamais quelqu'un ne m'a appris autant de choses en si peu de temps. Et notamment, pour commencer, que l'habit ne fait pas le moine.
La 2CV en fil de fer, quant à elle, trône sur une de mes étagères. Elle m'a suivi dans mes (nombreux) déménagements et a toujours trouvé une place de choix chez moi.
Ce sera toujours comme ça.
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