Honnêtement, je n’étais pas très à l’aise. Empêtré dans mes contradictions d’occidental privilégié mais plein de bons sentiments. Ça ne coûte pas cher les sentiments.
Nous étions pourtant dans un endroit splendide. Le canal des Pangalanes à Madagascar. Un guide nous baladait dans une sorte de grande pirogue à moteur et nous a proposé un arrêt dans ce qu’en bons touristes que nous étions appellerons un village typique de pêcheurs. Il nous fait traverser le village, on sourit aux enfants, c’est dépaysant mais il n’y a rien de franchement extraordinaire qui justifie cet arrêt. C’est en revenant vers la pirogue que nous avons compris le but de ce petit détour sur terre. À la hâte, des femmes avaient revêtu des sortes de boubous colorés pour esquisser des pas de danse au rythme des percussions assurées sur des gamelles en ferraille. À vrai dire, esthétiquement ce n’était pas très réussi et ça avait surtout un petit côté pathétique, parce que je sentais bien que ces gens devaient avoir la forte impression de faire le guignol à touristes pour décrocher quelques pièces. Et ce n’est sûrement pas très agréable. Et nous, on savait bien que le seul but de la manœuvre était justement que l’on distribue ces quelques pièces. Une misère pour nous, un peu de beurre dans les épinards pour eux. Même si, au beau milieu du canal des Pangalanes, je ne suis pas sûr que cette expression soit très adéquate. J’ai fait une photo à l’arrache, plus pour jouer à plein mon rôle de touriste que par conviction. Mal à l’aise, empêtré dans mes contradictions. Ah là là , ce n'est pas tous les jours facile la vie de privilégié...
Parce que lui, mes bons sentiments à deux balles, il s’en fout
Ces questionnements sont inévitables dès lors que vous faites du tourisme dans des pays où règnent de vraies pauvretés. La première fois que j’ai eu à réfléchir sur ce sujet, j’avais 25 ans et avec Laurence, la future mère de mes enfants, nous avions choisi le Maroc pour notre premier voyage de jeune couple. Et on s’est fait plaisir. À Marrakech, on s’est retrouvés dans un bel hôtel avec piscine et court de tennis. Et du tennis justement, on a décidé d’en faire un peu un matin (l’après-midi, il fait trop chaud). En pénétrant sur le court que nous avions réservé, nous tombons sur un jeune garçon qui se propose, moyennant une modeste rémunération, de ramasser nos balles. « Holà, jeune homme, mais nous ne sommes point à Roland-Garros ». Et puis surtout ma bonne conscience d’Européen, humaniste éclairé et électeur de gauche - quand la gauche ne fait pas n’importe quoi - s’accommoderait mal de voir un jeune Marocain s’escrimer à courir après des balles pour mon bon plaisir de touriste. Je décline donc son offre. Et là, il fait clairement la gueule. Parce que lui, mes bons sentiments à deux balles (c’est le cas de le dire), il s’en fout. Il voit juste qu’il vient de perdre une occasion de se faire un peu d’argent. Et moi, je me demande si j’ai eu la bonne attitude. Mais franchement, non, payer un gamin pour qu’il court ramasser mes balles, je ne peux pas.
Cruel dilemme, n’est-il pas ? Bon, vous allez me dire que si je ne veux pas avoir à me poser ce genre de questions, je n’ai qu’à rester chez moi. Ce n’est pas faux mais j’adore voyager, on ne se refait pas.
Durant ces voyages, on s’aperçoit parfois que lorsque l'on négocie des achats, on le fait pour ce qui, ramené chez nous, revient à des queues de cerises. Alors est-ce que c’est si grave, si l’on paye 5 euros une babiole que l’on aurait pu avoir à 50 centimes ? Mais là encore, ne pas négocier et payer le prix fort demandé par le vendeur, n’est-ce-pas une marque de suffisance ? De condescendance ? Je sais, je me pose beaucoup de questions, ça occupe.
La jeune Africaine qui accompagnait le seul Blanc présent sur le marché s’est révélée une redoutable négociatrice
Lors de mon passage à Dakar, Jacques Bugnicourt, cet homme extraordinaire dont j’ai déjà longuement parlé dans ce blog, m’avait adjoint une jeune accompagnatrice locale pour aller faire mes emplettes sur un marché populaire afin que je puisse trouver quelques souvenirs à rapporter à ma petite famille. Sur place notre « couple » n’est pas passé inaperçu. La jeune Africaine qui accompagnait le seul Blanc présent sur le marché s’est révélée une redoutable négociatrice. Un domaine dans lequel, je suis archi-nul. J’ai horreur de négocier des prix, je fais un blocage là dessus, ne me demandez pas pourquoi. Si un jour, je croise un psy, je lui poserai la question.
Là où le vendeur propose dix, moi j’aurais annoncé cinq, pour acheter finalement à sept ou huit. Elle, elle partait à un et ne lâchait jamais l’affaire à plus de deux. Les gars finissaient par céder et eux aussi, comme mon ramasseur de balles de Marrakech, faisaient la gueule. Parce qu’ils savaient très bien que sans leur jeune compatriote à mes côtés, ils m’auraient vendu leur produit beaucoup plus cher.
Je me suis souvenu de cette histoire récemment, pour une toute autre raison. Sur un réseau social, un type qui disait être en train d’écrire un roman posait une question. Un de ses personnages principaux, dans son histoire qui se déroulait en France, était asiatique. Et il se demandait s’il devait le décrire comme tel, si le désigner comme « asiatique » n’allait pas être perçu comme une marque de racisme. Bon, vous je ne sais pas mais, moi, un mec qui se fait des nœuds au cerveau avec ce genre de question, ça ne me donne pas envie de lire son livre. S’il le termine un jour. Parmi les réponses apportées, il s’en est trouvé une d’un gars qui lui a dit « Surtout pas ! Il ne faut pas le décrire comme asiatique. Parce que lorsqu’un personnage est un blanc, on n’éprouve pas le besoin de le signaler ».
Ça va peut-être vous paraître logique mais à bien y réfléchir, c’est une remarque de Blanc ça. Tenez, revenez avec moi sur le marché de Dakar. Une fois parti avec mon accompagnatrice africaine, si les vendeurs parlent de moi, m’évoquent, me décrivent. Comment vont-ils le faire à votre avis? Ils vont dire « Le Blanc ». Juste le Blanc
Bravo encore, Christophe, pour ce récit qui, comme à l'accoutumée, provoque réflexion et/ou retour sur une expérience vécue sur le sujet. Ce qui est le cas, pour ma part, me renvoyant à mes 2 années de "coopérant" parachuté au Niger, au Sahel (avec les images qui vont avec) où j'ai ressenti le même dilemme de conscience. C'était lors de l'emménagement dans notre "case", en popotte à 4 (comme on dit). De nombreux habitants locaux proposèrent alors d'être notre boy (le terme qu'ils avaient employé ... après l'avoir assimilé. Avec plaisir ou pas ?). Réaction première : je ne serai point cet énième colon qui se fera servir sur un plateau, qui se fera faire son lit, sa vaisselle, sa lessive,…