
Finalement, ce n'était pas une bonne idée. Des amis étaient venus manger à la maison pour fêter mon anniversaire. Celui de mes 36 ou 37 ans, je ne sais plus bien. Et on a décidé de poursuivre la soirée en allant boire un verre dans un pub du quartier festif de la ville. Clientèle plutôt jeune mais à l'époque, je ne m'y sentais pas encore complètement déphasé. On était tranquilles, peinards, accoudés au comptoir lorsqu'un jeune homme à côté de moi s'est adressé au serveur : « Allez, paie moi un verre, c'est mon anniversaire ! ». Qu'il lui dit tout de go. Je me suis alors permis d'adresser la parole à ce jeune consommateur en lui disant : « Ah ben tiens, comme ceci est extraordinaire, il se trouve que moi aussi, c'est mon anniversaire ! »
Il a eu l'impression que je lui racontais la messe et m'a demandé de lui montrer ma carte d'identité pour vérifier l'information. Docile comme s'il s'agissait d'un contrôle de la gendarmerie nationale, je lui tends le document demandé, il regarde ma date de naissance et là, il me lâche : « Putain, t'es carrément vieux ! ».
P'tit con. Je ne l'ai pas dit parce que je suis poli et pacifiste - et qu'en plus il n'était finalement pas si petit - j'ai juste ri bêtement pour essayer de sauver la face et j'ai fini ma bière sans plus rien dire à personne.
Essentiellement belges ces bières, évidemment puisque l'on parle de vraies bières.
Un coup à vous passer l'envie de fêter votre anniversaire dans un bar. Ou alors il faut bien choisir son établissement. Pour moi aujourd'hui, c'est tout vu, ce sera le CBA. Café amiénois, que l'on appelait avant café des beaux arts, devenu aujourd'hui Café Bière Amitié, CBA donc pour les habitués, qui vont aussi tout simplement « chez Benoît » du nom du patron.
Un vrai café d'habitués, mais qui sait s'ouvrir aux nouveaux venus. Sa marque de fabrique, ce sont ses bières à la pression, « au fût » comme disent les Belges. Cinq pompes et des bières différentes au fil des semaines que les amateurs éclairés viennent déguster. Essentiellement belges ces bières, évidemment puisque l'on parle de vraies bières. Certaines méritent même de se savourer doucement et obligatoirement avec modération. Car on ne boit pas une Kasteel brune cuvée du château comme une vulgaire Heineken. D'ailleurs, du haut de son degré d'alcool oscillant entre 11 et 13°, elle ne le vous pardonnerait pas.

Si je vous parle de tout ça, ce n'est pas pour faire de la pub à cet établissement même si ça ne me déplairait pas de donner un petit coup de main à son patron (qui est aussi un de mes fidèles lecteurs). Non si j'en parle c'est parce qu'il y a quelque chose de spécial dans ce bar. Au point que lorsqu'avant chaque période de fermeture, le CBA propose sa soirée fin de fûts - je parle des fermetures d'avant Covid, celles pour une courte pause vacances, pas celles que la crise sanitaire a rendues obligatoires - tous les habitués rappliquent comme un seul homme pour finir les fûts entamés.
Si vous vous attardez un peu au bistrot, vous êtes obligatoirement un pochtron
On y retrouve donc tous les gens que l'on croise plus ou moins régulièrement dans l'établissement au fil de l'année. Des « copains de bistrot » comme on dit, appellation à laquelle, à mon avis, il convient de redonner ses lettres de noblesse. Va savoir pourquoi, arrivé à ce moment de mon récit, je pense à un café planté sur la place d'un village de Crète où je me trouvais il y a quelques années de cela. Il y avait là plusieurs petits vieux qui discutaient, tapaient le carton, jouaient au domino et qui visiblement prenaient racine dans ce bar. Sans pour autant que quelqu'un y trouve quelque chose à redire. Alors que chez nous, si vous vous attardez un peu au bistrot, vous êtes obligatoirement un pochtron.
Certes, on ne va pas se mentir, il nous arrive parfois, dans notre bistrot préféré, de boire plusieurs bières dans la même soirée. Mais toujours avec modération. Enfin, quand elle est là.
Mais la crise du Covid et la fermeture des bars nous ont permis de mesurer, nous les habitués, combien ce lieu était important pour notre vie sociale. C'est toujours comme ça, c'est quand on est privé de quelque chose que l'on prend conscience de sa réelle utilité. Alors aujourd'hui, on comprend que « notre » bar nous apporte bien plus que des bonnes bières.
On aime surtout y vivre des moments d'échanges, de discussions. Ici chacun donne à connaître de lui ce qu'il veut. On est attentif à l'autre sans être intrusif. Certaines relations s'arrêtent à la porte du bistrot, d'autres se poursuivent – comme la soirée – au restaurant, voire pour un petit barbecue chez untel. L'un prêtera sa camionnette pour un déménagement, l'autre proposera ses bras.
Et puis surtout, ce groupe est hétéroclite. Ce qui fait son charme. Nous avons des parcours différents, des métiers différents. Et nous ne sommes pas tous de la même génération. Moi d'ailleurs, dans ces soirées, je suis souvent l'aïeul. Mais il ne s'est jamais trouvé personne pour me le faire remarquer. Pas comme ce p'tit con du pub...
Enfin je dis p'tit con, il était juste un peu bourré. Et puis ce qui me fait marrer, c'est qu'aujourd'hui il doit avoir une bonne quarantaine d'années. « Carrément vieux quoi ! ». On est toujours le vieux de quelqu'un.
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