« Là, c'est sûr, s'il doit faire un freinage d'urgence, on va dans le décor ». Sur la banquette arrière de cette vieille Lada brinquebalante, je mesure mieux la justesse de l'expression « rouler à tombeaux ouverts ». Le chauffeur de ce taxi non officiel n'a visiblement pas de temps à perdre et il file à grande allure sur la chaussée détrempée des grandes artères de Moscou. Direction le parc Loujniki. Je n'ai pas eu le temps de vérifier si les pneus de la voiture étaient lisses, mais compte-tenu de l'état général du véhicule, je suis prêt à parier qu'ils le sont.
Deux ans après un épique déplacement à Togliatti, l'équipe de hockey sur glace d'Amiens est revenue jouer en Russie. Et je l'ai de nouveau suivie. À Moscou cette fois-ci, où elle doit affronter la prestigieuse formation du Dynamo, une équipe qui joue dans un des temples européens du hockey sur glace, la patinoire située dans ce fameux parc Loujniki. L'entraîneur de l'équipe amiénoise, Dave Henderson, qui circule en ma compagnie dans ce cercueil ambulant, nous a rappelé la veille que c'est dans cette patinoire que le Canada avait conclu victorieusement, en septembre 1972, ce que l'on a appelé la série du siècle. Une série de huit matches entre l'URSS et le Canada qui, en pleine guerre froide, se disputaient, en quelque sorte, le titre de « berceau du hockey ». Et c'est un de ses homonymes, Paul Henderson, qui a marqué le but vainqueur à moins d'une minute de la fin du dernier match. Voilà pour notre minute encyclopédique hockey sur glace.
Dix-sept ans plus tard, la Russie nous offre un spectacle de fin de cycle, de fin de siècle. À l'image de l'hôtel Rossiya où l'équipe amiénoise a posé ses valises.
Un monstre de béton, grand rectangle posé sur les rives de la Moskova. Plus de 800 chambres et un hall immense. Avec un peu d'imagination, on s'attend à croiser des dignitaires soviétiques séjournant ici en attendant le grand défilé du 9-Mai sur la place rouge voisine.
Avec un peu d'imagination, parce que le bâtiment a mal vieilli. C'est le moins que l'on puisse dire. Le lustre d'antan s'efface petit à petit. Il disparaîtra d'ailleurs complètement dix ans plus tard quand l'hôtel sera finalement rasé. En attendant, de nombreuses prostituées, souvent très jeunes, offrent leurs services tarifés, au sein même de l'établissement, dans le hall d'accueil. L'image d'une société qui se délite. Le réceptionniste, qui aime sûrement se rendre utile, passe même des coups de téléphone en pleine nuit dans les chambres pour proposer les prestations de ces jeunes femmes.
"Il faut donc se résoudre à recourir aux services d'un des chauffeurs à la sauvette qui travaillent au noir"
C'est dans ce même hall que l'équipe amiénoise s'est retrouvée en milieu d'après-midi pour attendre le bus affrété par le Dynamo afin de se rendre au parc Loujniki et disputer son match. Mais le temps passe, passe... et le bus n'arrive pas. Voyant l'heure tourner et subodorant un coup de Jarnac des Russes, l'entraîneur amiénois, pas mal énervé par ce fâcheux contre-temps, prend le taureau par les cornes et décide de réquisitionner les taxis qui attendent le client devant l'hôtel. Les joueurs s'y engouffrent par paquet de quatre avec armes et bagages ou plutôt crosses et sacs. Ne reste plus que l'entraîneur, un membre du staff et moi-même. Mais plus le moindre taxi à l'horizon. Il faut donc se résoudre à recourir aux services d'un des chauffeurs à la sauvette qui travaillent au noir et hantent les alentours des hôtels.
C'est comme cela que nous nous sommes retrouvés dans cette improbable Lada conduite par le Sébastien Loeb local. La suite allait nous prouver que ce n'était finalement pas le plus mauvais choix. D'abord parce que, contre toute attente, nous n'avons pas eu d'accident. Et parce qu'à deux kilomètres environ de la patinoire, nous avons pu mesurer que l'on avait eu plus de chance que les joueurs, que nous avons doublés. Sac sur le dos, ils marchaient sous une pluie battante en direction du parc Loujniki. Dire que ça nous a surpris serait un doux euphémisme.Les abords du parc étaient bouclés par la police parce que dans le même temps s'y déroulait un match de coupe d'Europe de foot. Les chauffeurs de taxi - qui avaient été payés d'avance - avaient jugé plus prudent et plus rapide pour eux, de larguer tout leur petit monde à deux kilomètres du but.
Et tant pis s'il pleuvait des cordes. Tant pis aussi pour l'image donnée à une compétition qui regroupait quand même le haut du panier du hockey européen. Ce qu'il était assez difficile à deviner en voyant cette cohorte de joueurs professionnels interpréter une version inédite de la retraite de Russie dans les rues de Moscou.
Notre Alain Prost russe, lui, plus débrouillard et plus consciencieux, a réussi, non sans quelques palabres, à nous déposer juste devant la patinoire. Où il ne nous restait plus qu'à attendre les joueurs.On ne saura jamais pourquoi le chauffeur de bus nous a posé un lapin. Il a dû toutefois réapparaître pour ramener la délégation amiénoise à l'hôtel après le match puisque, contrairement à l'aller, je n'ai aucun souvenir du retour.
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