Dans le magasin d'articles de sport des Rousses, le réglage des fixations de nos skis pose un petit problème à la jeune fille préposée à la location du matériel. Dans un sourire, que l'on ne peut que deviner sous son masque, elle lâche, comme pour s'excuser : « Ah, là, là, parfois j'ai vraiment deux mains gauches ». Ce n'est pas la première fois que j'entends cette expression et j'ai donc déjà ma réponse toute faite: « Ne me dites pas ça, deux mains gauches, c'est mon rêve ».
Parce que oui, je suis gaucher. Gaucher grave et militant. Grave, parce que si ce n'est pour me couper les ongles de la main gauche, je n'ai toujours pas trouvé l'utilité d'avoir une main droite.
C'est au point que lorsque je joue à un jeu de raquettes (tennis de table, squash, etc.), je me suis aperçu que je faisais passer ma raquette dans la main droite (Ah, elle sert à ça aussi...), pour ramasser de la main gauche la balle qui avait roulé par terre.
Il faut dire aussi que pour cette opération de ramassage, j'ai été marqué à vie par l'incroyable expérience scientifique dont j'ai fait l'objet à l'âge de six ans environ. Une période de sa vie pour laquelle on n'a peu de souvenirs, si ce n'est quelques bribes, quelques flashes. Et moi j'ai gardé celui-là, même s'il est un peu vague sur les contours : ce devait être dans le cabinet d'une infirmière ou d'un médecin scolaire. J'étais avec ma maman et la dame en blouse blanche a froissé une feuille, tout aussi blanche, pour en faire une boule, l'a jetée par terre et m'a demandé de la ramasser. Opération que j'ai évidemment effectuée de la main gauche. Et là, avec un incroyable sens de la déduction propre aux scientifiques de haut niveau, elle a livré son verdict : « Incontestablement, il est gaucher ». Plus de cinquante ans plus tard, j'en reste encore pantois. Et depuis, pour ne pas la faire mentir, je n'utilise que ma main gauche pour ramasser n'importe quel objet.
Une vieille histoire qui date du jour où un certain Judas a eu la mauvaise idée de s'asseoir à gauche du Christ.
Gaucher grave donc et militant. Car je n'ai de cesse de réhabiliter l'image du gaucher injustement montré du doigt (de la main droite) dans une société organisée par et pour les droitiers. C'est une vieille histoire qui date du jour où un certain Judas a eu la mauvaise idée de s'asseoir à gauche du Christ. Dès lors, notre sort était entendu : nous serons à jamais les mauvais. Si vous êtes habile de vos mains, pour quelqu'action que ce soit, vous êtes adroit. Dans le cas contraire, vous êtes gauche. On vous viendra alors peut-être en aide en vous fournissant le renfort d'un...bras droit. Pour vous épauler. L'épaule droite sûrement. Dextérité vient du latin dexter qui veut dire droit. Etc, etc.
Lorsque, enfant, j'ai saisi mes premiers crayons de la main gauche, l'épouse de mon grand-père maternel, institutrice de son état, m'a repris en me disant : « Non pas celle-là, l'autre, la belle main ». Texto.
Je ne dois d'ailleurs qu'à l'intervention de ma maman, gauchère contrariée et également institutrice, d'avoir pu écrire de la main gauche. Elle a réussi à convaincre sa collègue, qui dirigeait ma classe de CP, de me laisser utiliser ma main préférée. Et à l'époque, ce n'était pas gagné. Il a fallu ensuite s'adapter à des règles conçues pour les droitiers. Comme écrire de la gauche vers la droite. Et comme on utilisait encore un porte-plume et de l'encre, cela me valait de faire régulièrement d'assez gros « pâtés », comme on disait alors. Mais cela a aussi permis de me préparer à ce qui allait suivre. La vie du gaucher est en effet une succession d'apprentissages pour s'adapter à une vie à l'envers. Cela fait ainsi des années que je me casse le poignet pour ouvrir (ou fermer) mes boutons de braguette. Dans notre batterie de cuisine, nous avons une magnifique passoire avec un bec verseur, situé à gauche de la poignée, et donc sûrement très pratique pour les droitiers. Les stylos attachés à un socle que l'on trouvait auparavant aux guichets des administrations et des banques étaient – loi de la majorité – toujours installés à droite. Et s'ils ont quasiment disparu avec la dématérialisation, ne croyez pas que tout s'est arrangé pour nous. Il y a peu, on m'a confié, pour un travail, un bel ordinateur tout neuf avec une souris ergonomique... pour droitier.
Un petit objet inutilisable pour les gauchers
Et je ne vous parle pas – en fait, si, je vous en parle – des ouvre-boîtes qui ont traumatisé des générations de gauchers. Ce petit ouvre-boîtes, simple petite plaque métallique avec une sorte de crochet pour percer le couvercle. Un petit objet inutilisable pour les gauchers et qui les plonge dans un abîme de perplexité lorsqu'ils n'ont que ça sous la main... gauche. Ça m'est arrivé, il y a bien longtemps de cela. J'étais parti avec mon copain Loïc rendre visite à un autre copain, Bernard, installé en Corrèze. Un soir, nous décidons de faire un sort au confit de canard (j'adore le confit) qui avait comme seul inconvénient d'être enfermé dans une boîte de conserve. Bernard, gaucher comme moi, sort de son tiroir ce fameux ouvre-boîtes, le seul en sa possession, et me le tend en me disant : « Tiens, moi je ne peux pas m'en servir, je suis gaucher ». Mauvaise pioche. Tous nos espoirs reposent alors sur Loïc, un vrai droitier. Sauf que l'on avait oublié un petit détail : son bras droit était plâtré. Il ne nous restait plus qu'à attaquer la boîte comme des sauvages. À coups de (grand) couteau.
Il y a quand même quelques petits avantages à être gaucher. Lorsque qu'en Grande Bretagne ou en Irlande, on loue une voiture avec le volant à droite, le levier de vitesse est enfin du bon côté. Mais, vous en conviendrez, ça n'arrive pas tous les jours. Et puis on se débrouille plutôt bien dans les sports qui nécessitent une rapide transmission entre le cerveau et les membres supérieurs ou inférieurs. On trouve ainsi dans les palmarès internationaux d'escrime, une proportion de gauchers bien plus importante que ce qu'ils représentent dans la société. Moi même, dans ma modeste carrière d'athlète, j'avais un excellent temps de réaction pour jaillir de mes starting-blocks. C'est bien simple, sur 6 mètres, j'étais imbattable. Le problème c'est qu'il en restait 94 à couvrir, largement suffisant pour que les gars qui couraient plus vite que moi - et ils étaient nombreux - aient le temps de me dépasser.
Mais bon, mis à part ça, et le fait que le cœur est à gauche, le gaucher cumule les handicaps. Heureusement, son incroyable faculté d'adaptation lui permet de vivre presque normalement. Et de goûter parfois à de douces revanches. Ma petite-fille est gauchère. Gauchère grave. Peut-être même plus que son papy. Aussi me dis-je que pour l'initier à diverses activités manuelles – je ne parle évidemment pas de bricolage, domaine qui m'est totalement étranger – je me débrouillerai sûrement mieux que le reste de son entourage. Des handicapés de la main gauche, incapables de comprendre les finesses de notre univers, ces maladroits !
Joli texte une fois encore. J'eus aimé avoir, moi aussi, une maman assez influente pour empêcher mes instits de maternelle et CP qui ont tout fait pour tenter de me faire écrire avec la main droite (bras gauche attaché à la chaise, vernis malodorant sur la main gauche, etc). Moi qui avait, selon les dires de mes parents, une élocution plutôt en "avance" du haut de mes 3 ans, je me suis retrouvé avec un bégaiement... grave, lui aussi. Merci pour cette apologie à la "gauche"... tu crois que ça joue sur son choix politique ? ;) Bises !