Ma petite fille, tant pis si je passe pour un pingre, mais pour Noël je ne te couvrirai pas de cadeaux. Enfin, rassure-toi, pingre peut-être, mais pas grand-père indigne, le père Noël passera quand même chez moi pour t'en déposer un. C'est juste que je n'aime pas l'orgie de paquets qui semble être le lot des fêtes de Noël désormais. Celle qui fait qu'au moment où tu déchires le sixième emballage, tu ne te souviens déjà plus de ce qu'il y avait dans le premier. Ça bouffe la magie, ça tue l'événement. Parce que pour qu'événement il y ait, il faut un caractère d'exception et surtout pas de répétition.
Par dessus tout, je ne voudrais pas que tout cela te laisse à penser que l'amour puisse s'évaluer au nombre – et au prix – des cadeaux que l'on fait à ses proches. Je suis à vrai dire très confiant sur le fait que cette idée ne t'effleure jamais.
Ce qui me rassure aussi, c'est que lorsque ton père et ton oncle, mes fils, évoquent leurs souvenirs avec leurs grands-parents paternels, ce ne sont pas les présents que ces derniers leur ont offerts qui nourrissent les conversations. Il faut dire aussi que ma maman, malgré toutes ses qualités et tout ce que je lui dois, avait un certain talent pour taper à côté de la plaque au moment de faire des cadeaux. Tu m'excuseras donc si cela m'arrive un jour, et ça m'arrivera sûrement, ce sera juste une question d'atavisme.
Non, lorsqu'ils parlent de leurs grands-parents, ils racontent leurs séjours chez eux, les bêtises qu'ils ont faites, leurs jeux dans le jardin, les histoires de jeunesse que Papy leur racontait, etc. Des moments de vie quoi.
On a tous fait ça avec nos grands-parents, abusant tendrement de leur crédulité
Alors le jour où, après avoir écouté un dernier morceau des Who, je serai parti voir ailleurs si le ciel est plus grand, j'espère que tu te souviendras surtout de nos fous rires, des regards complices, des découvertes que l'on aura faites ensemble. Et les histoires que tu m'auras racontées, inventées de toutes pièces et auxquelles j'aurais cru. On a tous fait ça avec nos grands-parents, abusant tendrement de leur crédulité. Ton oncle pourra, par exemple, t'expliquer comment il a fait croire à ma maman qu'il était allergique à la viande pour éviter d'avoir à en manger.
En parlant de manger, cela me permet de t'alerter sur un autre problème que peuvent rencontrer les grands avec Noël : le marathon de la bouffe. Parce que comme ils n'ont pas le don d'ubiquité, ils sont condamnés à enchaîner les réveillons, chez papy machin, chez mamie truc.. Un vrai casse-tête. Problème qui s'amplifie avec les ans et les couples qui se forment. Remarque bien que, paradoxalement, les couples qui se défont produisent le même effet. Tu réfléchiras à ça quand tu seras grande.
La seule chose bien faite dans tout cela, c'est que lorsque tu es jeune adulte – et que tu as donc la « caisse » suffisante pour digérer le choc – tu participes à ce marathon. Alors que quand tu vieillis, tu te limites à participer... à son organisation.
Bien, maintenant que je t'ai dit tout ça, et comme je ne suis pas à une contradiction près, je sais que je serai drôlement heureux de vous avoir tous auprès de moi au moment de Noël. Ça me paraît bien que tu le saches aussi.
Estimer que son époque, c'est uniquement celle de sa jeunesse, je trouve ça un brin réducteur
Pour revenir à mes histoires de cadeaux au pied du sapin, j'essaie de me souvenir de ceux que j'ai pu recevoir lorsque j'étais enfant. Soit à une époque où le Père Noël était un peu plus chiche qu'aujourd'hui. Tu noteras que je n'ai pas écrit « à mon époque ». Cette expression, souvent utilisée par les vieux comme moi pour parler de leur jeunesse, m'a toujours laissé dubitatif. Elle suppose, en effet, qu'aujourd'hui, ils ne vivent pas dans leur époque, ce qui doit être un peu gênant. Et estimer que son époque, c'est uniquement celle de sa jeunesse, je trouve ça un brin réducteur. Fin de l'aparté. Il faut que tu t'habitues, ton grand-père est un champion de l'aparté.
Mes souvenirs d'enfance, je sais, commencent à dater et c'est un peu normal que ça soit flou. Mais si pour Noël, je me rappelle des moments, des lieux et des personnes évidemment, j'ai du mal à visualiser mes cadeaux. Sauf un, bizarrement. Un tir aux pigeons. C'était un mât, bleu, je vois encore la couleur, avec trois branches au bout desquelles étaient accrochés des pigeons en carton. Un système de ressort permettait de les faire tourner et le but du jeu était de les abattre avec un fusil à flèches.
C'est d'ailleurs amusant d'évoquer ça au moment où l'on entend des grands débats sur l'influence des jouets sur les goûts futurs des enfants et sur les jouets « genrés ». Parce que si j'ai bien aimé ce jeu, au point de m'en souvenir plus de cinquante ans après, j'ai aujourd'hui une véritable aversion pour les armes à feu, je n'ai jamais été attiré par la chasse, pas plus que par la chose militaire d'ailleurs. Par contre, alors que je n'ai jamais eu de dînette, j'aime beaucoup faire la cuisine. Tu réfléchiras à ça aussi quand tu seras grande.
Petit, j'aimais également, comme beaucoup de gamins de mon âge, jouer au cow-boy. C'était la grande époque des westerns hollywoodiens et je n'étais pas peu fier avec mon colt en plastique et mon chapeau en carton-pâte. Ce que je préférais, c'est faire le bandit et me mettre un masque sur le nez. Comme quoi on change en vieillissant. Aujourd'hui, quand il faut que je mette mon masque avant de sortir, je trouve ça beaucoup moins drôle.
Je pense qu'il en manque un bout de la lettre à ta petite fille... pour moi elle se termine un peu brusquement. Enfin, y a plein de grands parents qui vont se reconnaître...