- Ah... donc t'es moi, en vieux.
- Vieux, vieux... 64 ans, ça va. Déçu de ta tronche à cet âge-là ?
- Non... Disons, surpris. En fait, pour être franc, je n'ai jamais cherché à imaginer la tête que j'aurais à plus de 60 ans.
- T'as raison, à 21 ans, on a autre chose à penser. À vivre surtout.
- Ah, mais du coup, tu sais ce qu'il va m'arriver alors ?
- Oui, évidemment . Mais je ne voudrais pas déflorer le sujet. Il faut te laisser le plaisir de la découverte. C'est ce qui fait le sel de la vie. Rassure-toi, dans l'ensemble ça va bien se passer. Avec de très jolis moments et évidemment quelques coups durs. Mais qui n'en a pas ? Bon là, je peux juste te dire qu'après ton stage au service photo de la NR, c'est bien là que tu es maintenant ?
- Oui, oui
- Tu vas aller faire un stage à la locale de Béziers de Midi-Libre..
- Oui, ça je le sais déjà, je viens de recevoir la confirmation.
- Mais ce que tu ne sais pas encore c'est que tu vas tomber raide dingue d'une nana, qui un an plus tard te brisera le cœur en t'écrivant - alors que t'es encaserné pendant ton service militaire - que tout est fini. J'ai encore la lettre. Mais, là aussi, je te rassure tu t'en remettras. Peut-être bien que c'est moi d'ailleurs, qui avec toutes ces années, ai eu tendance à magnifier un peu cette histoire. C'est bien mon genre.
- Ouais, ben j'aimerais mieux parce que là je me remets juste de la claque que je viens de prendre avec Catherine. Je n'ai rien vu venir. Le vendredi après-midi tout va bien, elle part en week-end dans sa Sologne natale, le dimanche soir, elle revient, on va au cinéma, je lui prends la main... et elle me repousse. J'ai dû attendre la fin du film pour essayer d'avoir une explication, et je peux te dire que ça m'a semblé long.
- Oui je sais, 2h45 pour être précis. « L'homme de marbre », d'Andzej Wajda. Pas facile en plus.
- Putain, tu te souviens de ça ? Comment t'as fait ?
- Le titre du film, je m'en souvenais. Tu verras, on a de la mémoire. Mais pour la durée, c'est mon ami Google qui m'a aidé.
- Google.. ?
- Ah, oui, ça serait un peu long à t'expliquer. Disons que c'est comme un gros « Quid », mais en plus sophistiqué.
- Je vois pas. Enfin bon c'est pas grave. Toujours est-il qu'après le film, j'en ai pas su plus sur les raisons de cette fin brutale de relation. J'ai parfois un peu de mal à comprendre les filles.
- Là, je ne vais pas te rassurer, ça va te poursuivre une bonne partie de ta vie. Enfin, ça va nous poursuivre.
- Nous ?
- Ben oui, je te rappelle que je suis toi. À ce propos, si tu pouvais y aller mollo sur la clope et la bibine parce que c'est moi qui vais devoir gérer notre corps et son vieillissement.
- T'es gentil, mais si j'en profite pas à 20 ans, quand est-ce que je le ferai ?
- Pas faux. T'es pas si con finalement, je t'aime bien. T'as raison, si on ne se lâche pas un peu quand on est jeune, on sera vieux avant l'âge. Dans sa tête en tout cas. Ah et puis finalement, t'as plutôt bien géré puisque 43 ans après, je suis encore là. Pourvu que ça dure.
- Bon, ce n'est pas que je sois mal avec toi mais j'ai des films à développer.
- Ah, ça, d'ici quelques années, tu ne le feras plus. Enfin, t'as encore un peu de temps.
- Pourquoi, je ne le ferai plus ?
-Tu te fous pas un peu de moi là ? Je ne vois pas comment ça serait possible.
- Non, c'est vrai, il va y avoir plein d'évolutions techniques et notre métier va beaucoup changer.
- Et ça va nous poser problème ?
- Techniquement, non pas trop. On va trouver ça passionnant le changement. Après sur ce que l'on va faire des outils à notre disposition, c'est un autre débat. L'homme a le don de pervertir les bonnes intentions. Mais ça, en 1979, tu le sais déjà.
- Mouais ...Évidemment je suis moins réfléchi que toi mais...
- Moins réfléchi, un peu branleur et prétentieux aussi, mais tu ne vas pas t'en apercevoir tout de suite.
- Merci c'est sympa. C'est facile pour toi de me dézinguer alors que moi je ne peux même pas me défendre. Contrairement à toi, je ne sais pas quel mec tu es. Enfin, quel mec je vais devenir. Finalement peut-être que j'ai mal vieilli et que t'es un sale con. Ça m'emmerderait quand même un peu.
- Là c'est moi qui te remercie... Mais tu voulais me demander quelque chose... ?
- Oui, oui. Si je suis moins réfléchi donc, je me demande quand même si je vais faire les choses correctement durant toutes ces années.
- Bon, professionnellement je vais te calmer tout de suite, t'auras pas le Pulitzer. T'en seras loin même. Mais je pense que tu as été – enfin tu vas être - honnête durant toute ta carrière, c'est déjà ça. Après pour ce qui est des autres aspects de ta vie, tu ne seras pas toujours exemplaire, exemplaire... mais, bon, personne n'est parfait.
- Des regrets ?
- Non. Ça ne sert à rien les regrets. Ce qui est fait, est fait. Tu verras, nous avons la bonne habitude, toi et moi, de tout de suite nous intéresser à ce qui se passe après. Ça ne veut pas dire que l'on ne retient pas les leçons – enfin sur ce point-là, je pense que je suis meilleur que toi – mais que l'on s'en sert pour aller de l'avant. Et puis la musique mélancolique que l'on se passe pour évoquer des souvenirs tristes, ce n'est pas le genre de la maison.
- Je me doute un peu parce qu'aujourd'hui moi ce que j'écoute c'est du rock, les Who, Led Zep, les Doors, etc...
- Oui je sais, j'ai encore tes disques et je les écoute toujours.
- M'étonne pas, c'est inoubliable comme musique. Mais pour revenir aux regrets, quand même, s'il y avait un truc que tu pouvais refaire...
- Non franchement, il ne faut pas vouloir réécrire l'histoire, ça ne sert à rien.
- Alors un conseil peut-être...
- Oui, j'en vois un. Important. Ne pas oublier de dire à nos parents qu'on les aime. Parce que là... quand il est trop tard, ben... c'est vraiment trop tard.
Note : l'idée de ce texte m'est venue en réalisant le montage photo pour le texte « Les vieux ». D'où l'utilisation, inversée, de la même illustration.
Chouette dialogue, ...enfin monologue, ... je veux dire à 2 avec son "moi", ... bref, introspectif à souhait ! Du Christophe dans toute sa splendeur. ;)